INTERVIEW : retrouvez l’interview faite par La Tribune d’Olivier Bogillot concernant le développement du vaccin de Sanofi contre la Covid-19.
À la lumière de la crise sanitaire, Olivier Bogillot, président de Sanofi France, l’un des leaders mondiaux de la santé, estime que la souveraineté de l’industrie pharmaceutique française doit se faire à l’échelle européenne avec une meilleure coordination entre les États membres et davantage d’investissements communs. Il explique à La Tribune sa stratégie pour relocaliser. Et fait le point sur les causes du retard dans les recherches sur les deux vaccins développés par le groupe. Ils ne seront pas disponibles avant la fin 2021.
LA TRIBUNE – Où en est Sanofi dans ses recherches sur le vaccin contre la Covid-19 ?
OLIVIER BOGILLOT – Nous avons lancé deux programmes de candidats-vaccins contre la Covid-19. Le premier programme de vaccin, adjuvanté à protéine recombinante développé avec GSK, est retardé afin d’améliorer la réponse immunitaire chez les personnes âgées. Nous sommes naturellement déçus de ce retard, mais toutes les décisions que nous prenons sont et resteront toujours motivées par des considérations scientifiques et par les données à notre disposition. La stratégie à suivre a été identifiée, et nous sommes confiants et fermement résolus à développer un vaccin sûr et efficace contre la Covid-19. Par ailleurs, le démarrage de campagnes de vaccination massives dans de nombreux pays doit rappeler à quel point nous avons besoin de plusieurs vaccins et de milliards de doses pour lutter contre la pandémie actuelle.
La technologie recombinante de Sanofi et l’adjuvant à usage pandémique de GSK sont des plateformes technologiques établies qui ont démontré leurs preuves pour le développement d’un vaccin contre la grippe. Cette technologie a plusieurs avantages. Elle permet une formulation stable dans des conditions de température applicables aux vaccins classiques, de générer des réponses immunitaires élevées et soutenues et de prévenir potentiellement la transmission du virus.
Nous prévoyons le lancement d’une étude de phase IIb en février 2021 avec le soutien de la BARDA. L’étude comprendra une proposition de comparaison avec un vaccin autorisé contre la Covid-19. La disponibilité du vaccin, initialement prévue en juin 2021, est désormais attendue au quatrième trimestre 2021 si notre plan de développement clinique se conclut avec succès.
Par ailleurs, en plus de ce vaccin à base de protéine recombinante, nous développons également un candidat-vaccin à ARN messager en partenariat avec Translate Bio. Nous prévoyons de débuter une étude de phase I/II au premier trimestre de 2021 et d’obtenir l’approbation potentielle de ce vaccin au plus tôt au deuxième semestre de 2021.
Sanofi songe-t-il à aider d’autres groupes pharmaceutiques à produire des vaccins anti Covid-19 en attendant l’arrivée des siens fin 2021 ?
Sanofi est pleinement engagé dans la lutte contre la pandémie actuelle et dans la recherche de solutions. Compte tenu des évolutions récentes dans le développement de notre candidat vaccin recombinant, nous étudions la potentielle faisabilité technique d’une contribution temporaire à certaines étapes de production en soutien d’autres fabricants de vaccins Covid-19.
La crise sanitaire l’a montré : 70% des principes actifs des médicaments sont produits à l’autre bout du monde. Pourquoi les laboratoires pharmaceutiques ont-ils autant délocalisé leur production ?
Au cours des quinze dernières années, alors que nos pays européens cherchaient à faire baisser les prix des médicaments et des dispositifs médicaux, d’autres pays faisaient le choix d’investir massivement sur le médicament. Ils le considéraient déjà comme stratégique. Les États-Unis sont devenus des champions dans la production de biotechnologies, la Chine et l’Inde des leaders dans la chimie fine des principes actifs. Cela a fortement impacté notre secteur. Les conditions de production dans des pays européens à forte réglementation et à niveaux de qualité très élevés – ce qui est légitime – ont été comparées à celles de ces pays dynamiques.
Par un jeu de vases communicants, une partie des acteurs de la pharmacie est partie se fournir en Chine et en Inde. Les bas tarifs de ces pays leur ont permis de retrouver des marges de manœuvre pour compenser la baisse des prix de leurs traitements en Occident. De leur côté, les autorités de santé ont pu réaliser des économies sur le prix des médicaments. Mais cette stratégie s’est révélée un choix de court terme, dont on réalise l’impact aujourd’hui.
Vous avez vous-même reconnu que l’industrie pharmaceutique était allée trop loin dans la délocalisation de la production des principes actifs des médicaments matures. Quelle est votre politique sur le sujet ?
Sanofi est dans une position particulière, car notre exposition à la Chine et à l’Inde est relativement faible. Presque 70% de nos principes actifs sont produits en Europe où nous disposons de 40 usines, dont 18 en France. Maintenir des sites de production ici a été un choix stratégique que l’on a payé deux fois : avec des réglementations très complexes et une remise en cause permanente de nos prix. Quinze ans plus tard, l’histoire valide nos choix. La crise a impliqué des fermetures de frontières en Inde et des ruptures d’approvisionnement en Chine. Pour sécuriser l’approvisionnement de principes actifs nécessaires aux médicaments essentiels, disposer de sites de production en France ou sur le territoire européen est incontournable.
Peu de grands laboratoires pharmaceutiques disposent de tels moyens de production en France. Comment les inciter à localiser leurs usines dans notre pays ?
La question est celle du « multisourcing ». Dans une économie mondialisée, avoir des principes actifs importés de Chine ou d’Inde ne pose pas de problème. Cela fonctionne très bien dans un contexte classique. Mais en cas de crise, cela devient plus compliqué. La fermeture des frontières en Inde a eu des conséquences difficiles, notamment sur les génériques aux États-Unis.
En France, nous avons vu que nous allions manquer de curare et d’hypnotiques. Cela a démontré qu’il nous faut maîtriser l’approvisionnement des principes actifs de médicaments essentiels. Il ne s’agit pas de considérer que tout ce qui est parti en Chine et en Inde doit être rapatrié en Europe, mais de définir où créer des usines produisant des principes actifs sur le territoire européen.
Par exemple, notre Doliprane est fabriqué en France, mais nous importons son principe actif. Ce paracétamol est essentiellement fabriqué en Chine et aux États-Unis. Nous travaillons actuellement avec les autorités françaises pour créer une source de production de paracétamol en France ou en Europe. Elle garantira qu’en cas de crise, nous disposions d’une source proche pour avoir accès à ce principe actif.
Vous estimez que les frontières de l’autonomie en matière de productions pharmaceutiques ne sont pas celles de la France, mais plutôt de l’Europe. Pourquoi ?
S’assurer de sources d’approvisionnement européennes pour nos médicaments est une première réponse à la recherche d’autonomie. Tous les États membres de l’Union européenne se posent aujourd’hui la même question de relocaliser les lignes de production des médicaments. Mais nous avons besoin d’une coordination des acteurs européens pour éviter les doublons. Nous devons aussi éviter le risque de mettre en œuvre des sites qui n’auraient pas les débouchés nécessaires pour rester viables à long terme. Certains appels d’offres ont été lancés dans ce sens.
Cette relocalisation nous permettra-t-elle de retrouver notre souveraineté en matière de santé ?
Non. La seule relocalisation de la production des principes actifs de ces médicaments essentiels ne représente que la moitié du chemin. Dans la mesure où l’Europe considère la santé comme un secteur stratégique, elle doit se projeter à plus long terme et investir aussi sur les médicaments de demain. Si une nouvelle crise sanitaire se présente, peut-être aurons-nous besoin cette fois d’anticorps monoclonaux très performants issus des biotechnologies.
La vraie question est de définir quelle place souhaite prendre l’Union européenne sur les secteurs de l’industrie pharmaceutique et des biotechnologies.
Si elle veut exister et rester en compétition avec les États-Unis et la Chine, elle doit accepter d’investir massivement. Elle aura besoin d’un milieu académique ultraperformant avec des chercheurs de très haut niveau, et d’un écosystème d’investisseurs prêt à jouer le jeu pour que les start-up puissent émerger. Elle nécessitera un environnement solide pour que les jeunes biotechs grandissent, avant de s’adosser à des groupes afin de boucler le développement de leurs produits et de les lancer sur le marché.
Notre territoire doit devenir attractif en termes d’accès à l’innovation et de débouchés, avec des médicaments qui seront vendus au juste prix. Cela donnera confiance dans les projets et motivera les investisseurs.
Comment l’Europe pourra-t-elle trouver sa place entre les États-Unis et la Chine ?
Au départ, l’Europe n’avait pas la santé pour vocation. Mais une Europe de la santé peut se développer dans des moments particuliers, comme celui que nous sommes en train de vivre. Pendant cette pandémie, nous avons réalisé qu’une meilleure coordination et plus d’investissements communs pouvaient se faire au bénéfice des citoyens européens. L’Europe de la santé commence à se dessiner quand les hôpitaux allemands accueillent des patients français, quand on partage des stocks de médicaments et quand différents États membres s’unissent pour partager le risque d’investissement autour du développement d’un vaccin contre la Covid. Mais elle a besoin de volonté politique pour considérer ce secteur du médicament comme stratégique et mettre les investissements nécessaires à la construction d’un écosystème le plus favorable possible. Prenons exemple sur Boston où la combinaison d’académies de prestige, de jeunes biotechs prometteuses et d’investissements de la part des grands laboratoires a créé un cercle vertueux.
L’Union européenne devra aussi évoluer vers l’harmonisation et la simplification de ses procédures d’accès au marché afin de devenir attractive. Quand on lance un produit aux États-Unis ou en Chine, l’autorisation réglementaire suffit. Sur le territoire européen, c’est un parcours du combattant pour lancer un médicament ou un traitement, car chaque État membre possède son propre système d’évaluation de la qualité, son propre système de remboursement et de fixation du prix.
Sur quel type de spécialité pharmaceutique l’UE devrait-elle investir en priorité ?
Au-delà d’un type de produit, ce sont toutes les sciences du vivant et les biotechnologies sur lesquelles l’Union européenne a intérêt à miser pour les médicaments du futur. Dans le domaine des biotechnologies, les investisseurs doivent avoir confiance dans la capacité du marché européen et français à soutenir et accueillir les innovations. Si les prix pratiqués lors de la mise sur le marché sont corrects et permettent aux jeunes biotechs de générer du chiffre d’affaires pour aller vers d’autres innovations, ils accepteront de s’engager.
Les stratégies politiques de l’Europe doivent aussi miser sur les nouvelles technologies. Nous savons que la découverte des molécules de demain passera par la bonne connaissance du data management et l’utilisation de l’intelligence artificielle, comme nous les développons chez Sanofi. Nous misons aussi beaucoup sur l’Europe et avons annoncé en février le projet de création d’un champion européen des principes actifs pharmaceutiques réunissant six usines Sanofi sur le territoire européen en Allemagne, France, Hongrie, Italie et Angleterre. Nous souhaitons faire grandir cette structure pour qu’elle se hisse au rang de numéro 2 mondial du secteur.
Avec nos normes de qualité très exigeantes et nos contraintes environnementales, le made in Europe restera-t-il compétitif au niveau des prix ?
Tout dépend de la fertilité de l’écosystème dans lequel il se développe. Pour le paracétamol, les études ont montré que le fait de le produire en Europe coûtera un peu plus cher que de l’importer d’Asie. De quelle manière cette augmentation des coûts sera-t-elle répartie ? Si les patients sont bien informés d’un prix légèrement supérieur du fait de la relocalisation de la production en Europe, avec la sécurité d’approvisionnement et la création d’emplois que cela induit, accepteront-ils de le payer un peu plus ? Le made in UE pourrait être valorisé sans démultiplier les prix. Le fait de produire localement contribue à l’actif de production français et européen.
En juin, nous avons participé à une réunion sur la filière médicament avec Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État chargée de l’Industrie, et Olivier Véran. Jusqu’ici, nos échanges se menaient quasi exclusivement avec le ministère de la Santé. Cette rencontre est un bon signal car elle rappelle que les laboratoires sont aussi des industriels. Chez Sanofi, 40 % de la production mondiale se fait en France.
Nous contribuons à hauteur de 13 milliards aux exportations du pays, et notre R&D représente 6 milliards sur trois ans. Espérons que demain, notre composante industrielle sera prise en compte dans les échanges avec les autorités de santé et autour des régulations de prix. Au printemps, Sanofi a annoncé la création d’une usine de vaccins dans la région lyonnaise, avec un investissement de plus d’un demi-milliard d’euros. Cette unité travaillant avec des biotechnologies deviendra l’usine de vaccins la plus performante du monde. Elle impliquera de nombreuses créations d’emplois.
« Mettre sur pied une Barda européenne fait sens »
De quels outils aurait besoin l’Union européenne pour faire face au risque d’une autre crise sanitaire ?
Les États-Unis possèdent une agence de prévention et de gestion du bioterrorisme et des crises sanitaires, la Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority). Cette agence s’allie aux organismes publics, aux établissements et industriels de santé pour organiser la meilleure réponse possible à une situation de crise. Dès le début de la pandémie, elle s’était rapprochée des grands laboratoires comme le nôtre pour nous demander de lancer des recherches sur la protéine de surface du coronavirus.
Mettre sur pied une Barda européenne fait sens. Cette institution pourrait préparer les réponses à une crise sanitaire avec les opérateurs publics et les industriels. Son expertise et son budget lui permettraient de faire face rapidement aux crises sanitaires dans un esprit de coopération. Elle aurait la dimension nécessaire pour acheter les équipements de protection indispensables, elle s’assurerait des capacités de production. L’Europe doit se donner les moyens de son autonomie sanitaire avec une telle structure. À cet égard, les déclarations de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen sur le lancement d’une telle structure vont dans le bon sens, mais il reste du chemin à parcourir. Déjà si l’Allemagne et la France avaient un système commun, ce serait une avancée formidable pour les laboratoires.